Nos souvenirs.

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    L’enfance, est-elle vraiment ce paradis perdu dont on nous rebat les oreilles ? Pas si sûr. Paradis, sans doute, parce que fait d’insouciance et de son corollaire, la naïveté. Et de cette insouciance découle la notion — bien que relative — de bonheur. Rétrospectivement, nous le savons, avec le temps, notre esprit ne se focalise plus que sur les bons souvenirs. Les meilleurs, même, en excluant tout ce peut apporter une ombre au tableau. Les autres passent à la trappe et l’on s’empresse de les oublier, comme si tout ce qu’il y avait de fâcheux n’avait jamais existé. Heureusement, et dans ce cas précis, l’adverbe prend tout son sens…
    En avançant en âge — en tout cas lorsqu’on a cette chance —, les scènes, anciennes, éparses ou fragmentaires, ne se singularisent plus et finissent par se diluer. À tel point que ce sont toujours les mêmes souvenirs que l’on s’ingénie à ressasser jusqu’à les embellir par la force des choses, à moins qu’un événement singulier — un objet, une photo, une lettre, que sais-je ! — nous permette de tirer un fil puis de le dérouler en faisant brusquement resurgir la trame d’actions enfouies qu’on croyait à jamais disparues, évaporées dans les circonvolutions de notre cerveau.
    Parfois, au-delà du souvenir en soi flotte quelque chose d’indéfinissable : son regard d’alors, l’ingénuité dont on faisait preuve à l’approche d’un fait, avec une perception identique à celle qu’on avait des autres et du monde en général : un plongeon dans une époque révolue, génératrice d’une forte émotion, à la frange du rêve et d’une réalité dépassée. Le plus souvent, il ne s’agit là que d’impressions fugaces, mais suffisamment éloquentes pour que l’on en éprouve un plaisir mêlé de mélancolie. C’est à cette fin, du reste, qu’il m’est arrivé de reprendre un de ces bouquins que je dévorais entre six à dix ans ; non pour l’intrigue, bien entendu, mais pour retrouver à travers les phrases les sentiments que j’éprouvais à leur découverte, comme une bouffée d’air frais.
    Ne nous voilons pas la face : prosaïquement, l’enfance n’est qu’un paradis relatif, comme le peuvent l’être d’autres souvenirs plus tardifs. La différence réside dans l’impression que l’on éprouve au moment des faits : le maître mot, c’est toujours l’insouciance et son cortège familier d’innocence ou d’ignorance, qui par voie de conséquence nous mène à cette naïveté du présent, car sans préoccupation du lendemain. Ne perdons pas de vue que si ce  « paradis » était composé de rares moments de joie intense, ces moments n’en demeuraient pas moins des pointillés épars au fil d’une succession de contraintes dont on a perdu la notion. Mais pour brefs qu’ils fussent, ces instants-là se sont suffi à eux-mêmes au point de se maintenir vivaces plusieurs décennies plus tard. Tout au long de nos jeunes années, c’est donc cette insouciance qui nous guide et qu’on ne réalise qu’après, bien plus tard, avec le recul et l’expérience que l’existence nous octroie. C’est elle aussi que l’on envie à travers ce qui subsiste de ce qu’on croit être nous.
    « Déjà, le 1er juin ! » m’étais-je exclamé. Nous étions en 1965 et j’avais alors sept ans. À l’heure où je rédige ces quelques lignes, nous sommes le 1er juin 2021, soit quelque 56 ans plus tard. Pourquoi se remémorer ces mots ? Pourquoi ceux-là ? Je l’ignore. À sept ans, la notion de durée est encore confuse et les journées vont si lentement qu’une semaine nous paraît une éternité. Brusquement, on réalise que c’est l’été, puis la promesse de longues vacances, notions nullement anticipées du fait qu’on ne se pose pas la question l’après : fataliste, on vit sans la moindre anticipation, et le seul fait de recopier la date marquée au tableau sur son cahier d’écolier nous emmène à une subite prise de conscience et nous fait peut-être entrevoir les tracas de l’existence à venir.
    Je ne sais pourquoi, chaque fois que j’arrive à la date susdite, je me souviens de ces mots prononcés ce matin-là sous l’effet de la surprise en constatant la marche du temps. Un peu comme une date anniversaire, je n’ai cessé chaque année d’y penser. Et voilà que par un curieux hasard, j’ai retrouvé par le fond d’un tiroir, le vieux cahier du jour où figurait cette date. Nous étions un mardi. Et après m’être exclamé à haute voix, j’ai dû m’empresser de tremper mon porte-plume dans l’encre violette pour faire mes lignes d’écriture en respectant le modèle. Et je le suppose en le mordillant dès qu’une idée confuse venait altérer ma concentration.

    Bien qu’il ne m’en reste naturellement aucune réminiscence de jour-là, après un petit problème sur la multiplication (où la boîte de sardines coûtait 1 F 25, s’il vous plaît !) ce même cahier d’exercices me renvoie à un exercice autrement plus complexe appelé « copie de mémoire » : un extrait d’un livre de lecture, un paragraphe à apprendre par cœur la veille et à ressortir de tête et de préférence sans fautes le lendemain…

     Suivait une petite dictée d’un huitaine de lignes sur l’accord entre l’adjectif et le nom. Et encore ne s’agissait-il que du cahier d’exercices ! Je ferme la parenthèse…
    Pour en revenir à mon propos initial, l’oubli pose une chape de plomb sur la mémoire : en se focalisant sur de vagues réminiscences — et rien que sur elles — une extrapolation se met en place, enrichissant et valorisant des souvenirs singuliers au détriment d’autres, appelés à plus ou moins court terme à disparaître. De la sorte, certaines fonctions cognitives qui enrichissent prétendument notre conscience se basent non sur la réalité, mais sur une perception déformée, altérée et évidemment embellie de cette même réalité.
    Bien entendu, la différence entre les individus fait qu’il est probable que ces constatations fluctuent en fonction du vécu et de la personnalité de chacun ; néanmoins, je reste persuadé que cette différence est mineure et que ce qui est valable pour l’un demeure globalement valable pour les autres. Ainsi se construit notre existence au travers de nombreux détours où quelques points d’appui permettent d’éprouver la solidité du bâti.
    Avons-nous les souvenirs que nous méritons, comme l’écrivait Gérard Bauër ? Possible ; en tout cas, c’est l’aveu implicite de la distorsion de ceux-ci dans notre imaginaire. Probable aussi que se teinte de regrets chaque évocation d’un « paradis perdu », lequel se prolongerait par l’émotion d’un bref retour à notre âme d’enfant après laquelle on court sans cesse afin de se vouloir libre et de bien vieillir ; un regard neuf et délivré de toute allégeance à un quelconque parti pris :

Les grands enfants n’ont pas le rire fêlé
De leurs ternes cousins, graves et besogneux,
Par les chemins de sagesse, isolés,
Ils se sont égarés, légers, insoucieux,
Les grands enfants…

Les grands enfants s’échappent du réel ;
Pourchassant l’éphémère, ils se sont libérés
Des servitudes du conventionnel,
Enthousiasmés qu’ils sont en leur jardin secret,
Les grands enfants…

Ont-ils un jour eu si peur de grandir ?
Les grands enfants n’ont pas cédé à l’érosion
De jours bornés à ne pas s’abêtir :
Leur quotidien s’affirme en leur soif d’évasion,
Les grands enfants…

Aussi vont-ils, encore purs et confiants :
La terre est généreuse à leur âme d’enfant.
Libres, aériens, ils vont s’émerveillant,
Leur paradis perdu ne l’est jamais vraiment,
Les grands enfants…

Bien affermis dans leur ténacité,
Brûlant mille chimères au feu de leur ardeur,
Malgré le sort, ceux-là ont résisté,
Tout acharnés qu’ils sont, obstinés et frondeurs,
Les grands enfants…

 © Jacques Goudeaux

   
     Il n’y a rien d’étonnant à garder son âme d’enfant ; la plupart des adultes — je parle de ceux qui savent encore s’étonner pour un rien, ils sont peut-être les plus nombreux ! — même à un âge avancé conservent cette façon d’appréhender le monde par d’éternelles nouveautés. Le copain Louis, authentique chevrier de Virgile, comme aurait dit Pagnol, à plus de quatre-vingt-dix ans prenait le temps de s’étonner de la beauté d’une fleur ou de s’extasier devant un paysage moult fois contemplé. Ajoutons à cela une curiosité naturelle qui allie l’enthousiasme au sens de la découverte. Et les choses futiles — du moins considérées comme telles — prennent alors une importance considérable, car leurs yeux remarquent ces détails que le profane ne peut saisir et comprendre encore moins.
    « Nous avançons devisant ferme, parfois le regard accroché aux flancs de la montagne éclairés par places de la verdure tendre des feuilles à peine défroissées, le plus souvent à terre ou au bord du fossé pour y chercher l’extraordinaire, invisible au profane. Tiens ! Justement sur le talus, à l’abri des pins, dans une nappe de mousse sombre, une nichée de violettes : fantaisie de dame Nature, celles-ci, contrairement à leurs petites sœurs de la vallée, dressées sur une tige élancée, déploient avec élégance de larges pétales à l’exceptionnelle luminosité. Du haut de leur petite taille, les belles semblent défier le promeneur et lui dire : « Ne voyez-vous pas comme nous sommes jolies ? » Pauvrettes ! Combien d’entre eux sont-ils passés à un mètre à peine et sans leur accorder la moindre attention… »

© Jacques Goudeaux


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