Aventurier de la page blanche.

© Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.





    À vingt ans on ne sait pas forcément ce que sera sa vie ; à quarante, on est sûr de ce qu’elle ne sera pas. Rien de rédhibitoire pour autant : on évolue à tout âge. Mais les directions essentielles ont été prises, le sillon tracé en profondeur, et l’on ne peut tout au plus que courber son destin, l’infléchir dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. C’est une vérité universelle : on ne commence pas son existence à quarante ans. Même si l’on est tenté — ou que l’on croit – repartir de zéro, les dispositions d’esprit, le caractère, le vécu de chacun — cela depuis sa naissance et sans doute avant —, ont par avance déterminé la ligne à suivre.
    La prise de conscience de ses propres impossibilités engendre le discernement : un commencement de sagesse ! L’inaccomplissement de ses fantasmes ou de ses projections mentales n’est pas un échec, mais l’apprentissage de l’humilité. Sagesse de Candide qui est au fond la plus belle des réponses : modestie et simplicité permettent de savourer des instants privilégiés. Ce bonheur que parfois on touche du doigt se décline au quotidien. Savoir le saisir, ne serait-ce que pour de rares secondes est déjà un exploit !
     J’en ai connu de ces Diogène en herbe, je les ai aimés, je les ai enviés non par jalousie mais par idéal, tant leur simplicité en imposait ; ils vivaient de peu, souvent dans un relatif dénuement, et savaient s’étonner d’un rien. Redécouvrir d’un regard neuf ce qui demeure invisible au profane…
    C’est ainsi que je suis peu à peu devenu un aventurier de la page blanche. Beaucoup plus confortable et moins risqué, je l’accorde, que de connaître l’Aventure, la vraie, sans les aléas, les désagréments ou les vicissitudes qu’elle occasionne. Comme chantait Trénet : « Il suffit pour ça d’un peu d’imagination… » J’y ajouterai un zeste d’expérience,  une pincée de connaissances linguistiques et grammaticales, un cheminement à travers des quantités d’écrits, dont bien sûr de multiples romans : en somme, tout un tas d’ingrédients qui savamment dosés vous poussent à un moment à noircir de votre empreinte quelques feuillets au gré de sa solitude. Le pendant à une vie non pas ratée, mais insuffisamment accomplie. L’ambition, fut-elle modeste, trouve enfin matière à s’exprimer par le biais de l’écriture et permet de la sorte la réalisation d’impossibles désirs. Là, pas de limites. Une liberté de ton, une liberté de style ; plus de réserve, plus de scrupules, plus d’obstacles à la création, si ce n’est ceux que l’on veut bien s’imposer. Des faits purement imaginaires, soit, bien que toujours révélateurs de ses espoirs ou de son passé. Même si tant est qu’on le veuille, on a peine à se dissimuler derrière les mots : votre personnalité rejaillit toujours au coin d’une phrase ou derrière une expression.
    Constatation certes banale et sans forfanterie aucune, il n’en est pas moins vrai que ce n’est pas l’apanage du commun des mortels que de transcrire ainsi ses délires « aventuresques ». Comme évoqué précédemment, il faut avoir aiguisé le fil de son esprit aux nuances de la langue et à la richesse de ses expressions dont certaines trouvent leur origine à travers les siècles ; connaissances historiques donc, et culture livresque, laquelle ne s’acquiert qu’après une fréquentation assidue de la littérature dans son ensemble. En outre, il est bon de canaliser l’exaltation qui nous mène au-delà de l’intrigue et nous guide à travers les écueils de notre imagination.
    De la sorte, on s’expatrie par « procuration », sans le moindre danger, si ce n’est celui d’être déçu, puisqu’on est son premier et souvent seul public ! Le personnage principal, celui autour duquel s’élabore la trame, n’est autre qu’une projection idéalisée de l’auteur qui seul, a le pouvoir de s’affranchir de ses propres infortunes, et par conséquent de combler le vide de journées sans éclat : une perspective qui déroule une multitude de situations invraisemblables en balayant par omission tous les obstacles qui pourraient se dresser sur sa route, un biais par lequel l’auteur affirme sa toute-puissance puisqu’il peut à son gré faire ou défaire l’intrigue en ayant droit de vie et de mort sur ses sujets…
    Bien que purement virtuels, ceux-là s’inscrivent dans une narration, la plupart du temps au passé — tout au moins à l’indicatif —, où bien que supposés, les faits apparaissent comme avérés et donc réels. Une façon de se prendre pour Dieu, et au-delà (jeu de mots…), de prétendre à une forme d’immortalité. C’est vraisemblablement cette absolue maîtrise des tenants et les aboutissants du scénario qui confère à l’auteur — en l’occurrence au créateur… et l’on revient vers Dieu ! — un sentiment de pouvoir et de domination.
    Avec ses excès, aussi : un grand nombre d’écrivains, plus encore de poètes contemporains se retrouvent dans cette logique absurde qui consiste à ce que tout gravite autour d’eux. Au lecteur de faire l’effort d’aller dans leur direction et non le contraire : avec un indéniable succès, on l’imagine ! Phénomène au sens large puisqu’on le retrouve à peu près dans tous les domaines artistiques, de la musique à la peinture, il leur suffit par le biais de leurs trophées ou de leurs relations, à force d’à-propos et d’un remarquable culot, de cultiver leur image. Un formidable ostracisme envers le bas peuple, un rituel ouvert aux seuls initiés, et voici nos artistes dans la plénitude de leur exercice. Heureusement pour eux, en parfaits moutons de Panurge, leurs chers convertis s’engouffrent à leur suite avec des airs de conjurés, dédaigneux de ce menu fretin inapte à parvenir à la compréhension suprême…
    Justement, revenons à nos moutons ! Écrire pour soi peut certes s’avérer jubilatoire, mais dans ce microcosme de faux semblants, il n’est pas sûr que le vernis de sincérité dans l’entre-soi résiste longtemps. Et si tel est le cas, mieux vaut faire de la politique : à hypocrite, hypocrite et demi ! Ces auteurs-là ont une vision nombriliste de l’existence, un égocentrisme dans sa pleine mesure et qui ne dit pas son nom. Plutôt qu’avec retenue, ils abordent au contraire la notion de liberté que leur confèrent leurs écrits en usant et abusant de références personnelles — connues exclusivement d’eux ou d’un cercle restreint — qui les placent de fait au centre de l’histoire. Alors, quel intérêt à être publié ? Quel intérêt pour le lecteur lambda de ne jamais saisir des références qui n’évoquent rien qu’une érudition compassée qui frise la pédanterie ? Vanitas vanitatum, et omnia vanitas !
    Un monde nous sépare. Sinon pour de rares occasions restées confidentielles, je ne crois pas avoir jamais écrit de cette façon-là. Comme le plus grand nombre, d’ailleurs, que ce soit sous forme poétique ou libéré des contraintes de la rime, j’ai modestement donné ma pierre (que dis-je, mon caillou !) à l’édifice sans avoir recours à ce que je conçois comme un aveu de prétentieuse incapacité à se mettre à la portée d’autrui.
    Pour celui qui écrit, l’important doit être le partage : que chacun, à sa guise et selon ses envies, puisse s’en approprier le contenu. Pourvoyeur d’idées, l’auteur n’est nullement tenu à une obligation de résultat : plaire ou déplaire, laisser indifférent, la suite ne lui appartient pas.
    Une bouteille à la mer, un message que parviendront à déchiffrer certains qui peut-être y trouveront un quelconque intérêt…
    Mais une bouteille à la mer, c’est déjà l’Aventure !

© Jacques Goudeaux

/
debut