[…]
Deux
fois par semaine, Dizieux avait pour habitude de se faire
plumer.
Toujours au même endroit. Ils se retrouvaient à
plusieurs — souvent les mêmes — dans un bouge
un peu
glauque de la Salpêtrière où une pièce leur était
réservée :
notables, flambeurs de tout poil, noctambules ou
laissés-pour-compte,
tous dévorés par la passion du poker. Le patron, qui
touchait sa
commission, fermait les yeux sur ce voisinage illicite et la
gent
poulaga — qui n’ignorait rien de ces
rencontres — faisait de même tant qu’il n’y avait
pas de
grabuge. Il arrivait rarement à Dizieux de gagner ;
tout au plus,
récupérait-il sa mise de fonds, mais depuis des mois, le
solde était
nettement en sa défaveur. Des dettes qu’il accumulait
semaine après
semaine, une ardoise qui grossissait et réglait sans
explication d’un
geste magnanime après une rentrée d’argent. Peu perspicace,
piètre
joueur, mais croyant en sa bonne étoile, il demeurait
convaincu que la
chance allait tourner et qu’il toucherait le pactole.
Ce soir-là ne dérogeait pas à la règle.
Parmi les
verres à demi consommés, sous la fumée bleutée des
cigarettes qui la
plupart du temps se consumaient dans les cendriers, rien de
déterminant, mais la distribution des cartes lui laissait le
droit
d’espérer. Tout dépendait de ses partenaires. Quoi qu’il en
fût, le
démon qui murmurait à son oreille lui disait de poursuivre.
Ce qu’il
fit comme à chaque fois, les doigts tremblants d’excitation.
— Servi. Je relance, fit-il d’un air
détaché en poussant ses jetons.
— Je suis…
Celui-là, il ne l’avait jamais vu ;
habillé
avec élégance et discrétion, l’homme d’une quarantaine
d’années
semblait parfaitement à son aise. « Quelque notable des
beaux
quartiers » pensa-t-il. Une attitude qui le gênait
toutefois,
d’autant que l’individu demeurait impénétrable : une
figure de
cire au regard perçant. Tout le contraire de Dizieux qui,
lui, ne
savait juguler son émotion : d’infimes tics aux
commissures des
lèvres ou des battements de paupières qui offraient à un
adversaire un
tant soit peu psychologue des indices profitables.
— Double paire au valet.
— Brelan de rois, conclut son adversaire
d’un air satisfait en balayant les jetons d’un geste ample.
Une bouffée de chaleur lui monta au
visage. Il avait
misé plus qu’il n’aurait dû et son démon l’avait de nouveau
induit en
erreur.
Sortant au compte-gouttes pour ne point
éveiller les
soupçons, les joueurs se dispersaient dans la nuit. Dizieux
était bon
dernier. Quand le sort s’acharne et que la chance se refuse
à sourire,
quoi de mieux que de s’attarder quelques minutes au zinc
pour se jeter
un dernier verre au fond du gosier. Sous l’air faussement
compréhensif
du bistrotier qui vaquait à ses occupations d’une oreille
distraite, il
exposa ses malheurs avec luxe détails. Puis, jugeant sans
doute avec un
fond de lucidité que ses propos n’intéressaient pas grand
monde, il se
résolut à sortir. La ruelle était sombre. Une faible bruine
faisait
luire la chaussée au gré des éclairages. La fraîcheur lui
fit du bien.
Il respira profondément. Cependant, ses sens accaparés de
sinistres
préoccupations, il ne remarqua pas que d’autres pas se
calaient dans
les siens. Il était parvenu à mi-distance entre deux
réverbères, dans
cette zone où l’ombre est présente quand mû par son
instinct, il se
retourna brusquement. En une seconde, il entrevit le visage
de son
agresseur et son regard se figea en une totale
incompréhension au
moment même où la pointe d’un couteau lui transperçait le
cœur.