Les pédagos.
(texte intégral)

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    « Et de la sorte, les apprenants de sexe masculin peuvent-ils s’adonner à un dérivatif distrayant grâce au référentiel bondissant aléatoire au sein de l’espace ludique à tendance chlorophyllienne… »
    Mon voisin de droite délaisse un instant ses mots croisés, lève le nez puis me file un coup de coude :
    — Il commence à me brouiller l’écoute, Machin. Il a fumé la moquette ou quoi ?
    — Le tapis, la moquette, m’est avis que tout y est passé !
    Nous subissons pour la énième fois ce que l’on appelle sentencieusement « une animation pédagogique ». D’animation, point… Ce sera pour après, peut-être, la séance de questions… Il faut hélas compter avec les sempiternels crétins qui en remettent une couche rien que pour se faire mousser, juste au moment de partir !
    Bien qu’en fond de salle comme il sied aux cancres moyens, aux réfractaires de la pédagogie artistique, on s’observe les uns les autres, un tantinet effarés. On nage dans le grotesque ! D’une suffisance qui n’a d’égal que sa pédanterie, le conférencier continue de nous servir à la louche ces discours pontifiants, savamment rodés et bien sûr aussi creux qu’inutiles.
    À ce propos, un brin de traduction : « Ainsi, les garçons peuvent-ils jouer au rugby dans la cour de récréation… »
    Pourquoi faire simple… ?
    Naturellement, il est dans l’auditoire quelques personnes aux premiers rangs qui se passionnent pour ce genre de divagation. Des personnes bien sous tout rapport, toujours prêtes à démontrer leur insatiabilité vis-à-vis de la divine parole et de la méthodologie qui en découle. Des femmes, surtout. Vraisemblablement mal baisées, ou pas du tout : on compense comme on peut ! Leur tronche est un aveu. : comme jadis, ces grenouilles de bénitier qui buvaient le latin des saintes Écritures sans en comprendre un traître mot, elles sont là, béates d’admiration devant l’énarque et s’empressant de noircir des feuilles.
    Le sermon se poursuit et Bernadous Soubirette — c’est lors d’une précédente « animation » qu’on l’avait baptisée ainsi —, explose de béatitude ! Je l’ai repérée, cette dinde, bien que de dos et de trois-quarts, qui se trémousse sur sa chaise, frétillant d’impatience et bavant d’exaltation — et je ne vous parle pas du reste ! Celle-là — maîtresse d’application, excusez du peu, d’ailleurs j’aurais dû mettre des majuscules… — je l’avais déjà remarquée au cours d’une séance semblable par la pertinence de ses interventions. Un spectacle à elle seule ! Sainte dévote, elle s’abreuve aux propos de l’intéressé… Du vent ! Il faudrait la mettre en garde, car gober de telles paroles, c’est se préparer à une belle crise d’aérophagie…
    Pauvres de nous, elle va intervenir, elle va se lancer ! L’apparition de la Vierge dans la grotte miraculeuse (pas la sienne, celle de Lourdes) n’a pas dû susciter chez l’autre, l’authentique Bernadette, plus de ferveur et de vénération ! Cette même ferveur qui lui fait trouver les mots justes, ces mots longuement médités et ressassés durant de longues nuits d’introspection où elle ne parvient pas à trouver le sommeil… Puis elle sourit — non pour les autres, mais pour elle simplement —, car tout à sa jubilation intérieure, elle exprime l’ivresse de se savoir écoutée. Ça y est ! Les yeux agrandis, le regard fixe, l’illumination l’envahit, la pénètre et la transcende. Possédée par les dieux de la pédagogie ! La plénitude, l’accomplissement suprême et enfin l’extase, mais une extase retenue : restons entre initiés, on a la jouissance discrète ! C’est qu’elle possède la connaissance et les clefs du savoir : le décodeur, en somme ! Et pas n’importe quel savoir, le vrai, l’authentique, celui qui sera périmé d’ici un an ou deux… Elle accroche un regard, s’y cramponne et surenchérit jusqu’à en ressentir l’approbation. Pareille à la « Liberté guidant le peuple », elle tient haut la bannière du renouveau pédagogique et renvoie dans leurs cordes la clique des rétrogrades, ce troupeau d’attardés mentaux qu’elle entend s’agiter en fond de salle et pour lesquels elle n’éprouve que du mépris.
   C’est qu’on n’est pas loin du phénomène sectaire : il y a des gourous, des maîtres à penser qui, forts de leur pratique comme on l’imagine, détiennent la connaissance et la dispensent non sans parcimonie aux quelques élus qu’ils ont sous leur coupe. Bernadous Soubirette fait partie de ceux-là. Depuis la manifestation divine à laquelle elle a cru assister, on l’a intronisée (c’est pas cochon !) et c’est depuis ce jour bienheureux qu’elle s’ingénie à gravir le dur sentier de la consécration, le nirvana pédagogique, but ultime à sa minable existence !

  L’Éducation nationale… En soi, déjà, le vocable est trompeur, la connotation bien léchée : on n’est plus dans l’Instruction publique, notion tocarde et dépassée, mais qui avait le privilège de limiter le champ d’action. Du reste, comme on l’a vu, on ne dit plus élèves, mais apprenants !
    Chacun à sa place, nom d’une pipe ! Ce n’est pas d’éducation dont on a besoin ; par hasard, ce ne serait pas plutôt le rôle des parents ? En tout cas, ça devrait l’être. Il est vrai que par les temps qui courent, imprégné par les médias dont les journaleux de tout poil montent en épingle le moindre fait-divers, on a tôt fait quand on est parent et con — ce qui pour certains devient un pléonasme — de se défausser à tout va sur l’institution. « Tu ne sais pas faire le nœud à tes lacets, mon petit, tu n’auras qu’à le demander à la maîtresse, elle t’expliquera… »
    Et tout à l’avenant : on vient râler pour un oui pour un non, sûr de son bon droit. Et puis on est élu, on participe activement à la vie scolaire, voire communautaire… Encore une fois, chacun à sa place : est-ce que je vais les trouver à leur boulot, moi, pour leur expliquer comment il faut visser tel boulon ou leur demander s’ils ont bien déjeuné ? Non ? Bon !
    La clé de voûte du système est devenue l’incompétence, une incompétence qui se décline à tous les niveaux. Orientées par un humanisme de façade, la plupart des décisions prises en haut lieu confinent à une totale méconnaissance du terrain voire à une forme d’obscurantisme. Car c’est bien là l’effet pervers engendré par ces Pic de la Mirandole que de discourir de tout et sur n’importe quoi avec des idées arrêtées, toujours fondées, on l’imagine, sur une expérience absolue, car ceux-là mêmes qui taxent les impies d’ignorance, persuadés d’avoir la science infuse, se trouvent totalement désarmés les rares fois où ils sont mis en situation devant des enfants. Eh oui, curieux comme souvent les réactions des élèves ne rentrent pas plus dans un cadre ordinaire que dans leurs grilles formatées…
    Ces foutriquets complexifient à loisir des choses simples et nous entraînent sur la voie royale de leurs faux principes : à défaut de nous convaincre et non satisfaits de faire semblant de l’être, il est pour eux nécessaire de s’imposer en nous infligeant leurs idées.
    Leurs idées… enfin, celles qu’il est de bon ton de défendre pour être dans une mouvance qui dans quelque temps sera différente, voire opposée : témoin le confit entre méthode globale et méthode syllabique dans l’apprentissage de la lecture… Dieu sait ce qu’il a fallu entendre et subir durant trente ans !
    Faut-il vous l’envelopper, chère madame ? C’est pour consommer tout de suite ou pour emporter ? Car si l’on est maître dans l’art de parler pour ne rien dire, on l’est plus encore dans l’art de retourner sa veste. Qu’importe. En l’occurrence, on a bien vu l’hétéroclite cheptel des pédagogistes effectuer un prompt rétablissement après un virage à 180°, sans amende honorable et avec une morgue qui confirme l’engagement idéologique de ce genre d’individus…
    Qu’à cela ne tienne, on ne va pas s’arrêter en si bon chemin ! On va pondre encore et toujours de belles directives bien ficelées : la gent paperassière s’en réjouit, bien entendu, car les soi-disant élites de la pédagogie masquent leurs propres lacunes derrière des projets et avenants en tout genre. Tout est sujet aux procédures les plus tatillonnes, aux tracasseries les plus incongrues. Une manière de se rassurer en égarant les gens dans des ramifications délirantes, et bien entendu une manière d’asseoir son autorité. Car contrairement à ce qui se passait il y a un demi-siècle, uniquement imprégnés de conceptuel, les décideurs de toute nature, inspecteurs et consorts sont en totale déconnexion, infoutus de comprendre et de connaître les fondements concrets de ce sur quoi ils sont censés porter un jugement. De surcroît, ils seraient bien incapables de mettre en place ce qu’ils préconisent : il n’y a que la foi (pédagogique) qui sauve et on n’en est plus à une aberration près !
  Bien que d’aucuns s’en défendent — chacun désireux de sauvegarder son pré carré en le bardant de barbelés —, ce qu’ils demandent, ce qu’ils exigent, c’est l’adhésion inconditionnelle au Bulletin officiel, aux textes de référence… qui du reste changent tous les quatre matins ! La bible des médiocres qui méconnaissent toute référence autre que le cadre réglementaire…
    La plupart viennent de mondes divers que la nébuleuse « enseignement » recouvre pour partie. C’est-à-dire qu’ils n’ont jamais été confrontés, ne serait-ce que quelques journées, à la réalité de l’enseignement. Quant à ceux qui ont grandi dans le sérail, leurs pérégrinations théoriques les ont si bien conditionnés qu’ils ont fini par s’oublier : des incontinents de la pédagogie ! On a l’impression qu’on leur a fait subir un lavage de cerveau tant ils sont aptes à dérouler comme des machines bien huilées les préconisations qu’on leur a doctement inculquées en balayant toute objection d’un revers de manche. Sans argumenter, bien sûr. On a si bien su les convaincre qu’ils faisaient partie d’une élite qu’ils l’ont cru, ces cons-là ! Leur fatuité n’a d’équivalent que leur insignifiance.
    Ils se croient des fonctionnaires zélés qui ne dévient jamais du droit chemin et qui adhèrent sans sourciller aux directives pondues en amont. Surtout, ne pas se poser la moindre question : il est demandé de suivre les consignes à la lettre ? On les applique, sans état d’âme… Tiens, comme leurs lointains cousins de l’État Français au début des années 40 qui, dans les certains cantons, mettaient eux aussi un zèle particulier à suivre les instructions de Vichy quand on leur demandait d’établir le recensement de familles juives…
    La distorsion entre les conceptions qu’on leur inculque et la réalité est devenue telle que des effets malsains se manifestent de plus en plus fréquemment par un phénomène mis en lumière à la fin des années 90 par Marie-France Hirigoyen et baptisé « harcèlement moral ». Il y a du sadisme — et le mot n’est pas trop fort — chez certains de ces petits chefs qui, auréolés de la toute-puissance que leur confère le système, usent et abusent de leurs prérogatives. Un phénomène qui, s’il a toujours existé dans l’enseignement, tend à se généraliser de manière inquiétante.
    Ce qu’il y a d’incongru, c’est que, de nos jours, un inspecteur de l’Éducation nationale soit à même de donner une appréciation sur un quelconque travail. Car la jungle des directives est telle que celui qui le désire peut toujours trouver prétexte à incendier ou à saquer celui ou celle qui, pour un motif souvent futile, ne lui revient pas. Et bien entendu, en toute impunité, sans avoir de justification avérée à fournir : le fait du prince, quoi !
    Pensez donc ! À la charmante époque où nous vivons, tout est sujet à procédure : il suffit de traverser de quelques centimètres en dehors des clous pour se faire vilipender. Du pain bénit pour ces empêcheurs d’enseigner en rond ! Maintenant qu’il est demandé projets, préparation, cahiers journaux et fiches en tout genre dont les sigles changent selon l’humeur des responsables, on en arrive à une aberration supplémentaire : on pourrait imaginer un enseignant je-m’en-foutiste ; si, si, il en existe, même si ce n’est pas toujours de leur faute… Bref, du moment que celui-là fournit toute la paperasserie précitée, même si elle ne repose que sur du vent, qu’il ne présente rien de concret comme des leçons copiées, des cahiers bien tenus, ce cher mouton de Panurge recevra des félicitations… et l’avancement qui va de pair. A contrario, un autre qui fera travailler ses élèves, leur apportera un savoir positif sous la forme de leçons et d’exercices construits et corrigés, mais qui se refusera à rentrer dans le jeu paperassier de l’administration (là encore, il en existe et c’est entièrement de leur faute !), on peut être sûr qu’il va sacrément de se faire remonter les bretelles ! Quant à l’avancement…
    Encore une des retombées de notre société de clinquant et de pacotille appliquée à cette pauvre corporation… De la sorte, le système a engendré une armée de bureaucrates, de chefaillons bornés et ridicules et en totale inadéquation avec le quotidien des enseignants. Je sais… J’entends aller bon train les commentaires me taxant de passéiste et de réactionnaire. Comment ? Vous osez parler de bon sens ? Le bon sens vous appartient ? De quel droit ?
    Car le bon sens est la chose la plus décriée qui soit. Surtout pas d’immobilisme : il faut bouger, avancer avec son temps, être novateur envers et contre tout ! Bouger pour bouger, par principe. La lecture ? pfff. L’orthographe, mais à quoi sert-elle, alors qu’avec l’ère du numérique, les machines sont aptes à pallier ce genre de difficultés ? L’écriture ? Quoi, la cursive ? Dépassé, voyons ! Le clavier, mes amis, voilà l’avenir : tactile, de préférence. Et ce n’est qu’une étape. D’abord, la machine écrira sous la dictée puis progressivement saura devancer vos désirs et vos pensées les plus secrètes… jusqu’à penser à votre place. Alors, quel intérêt de se mettre la rate au court-bouillon pour des accords de participe, je vous le demande un peu ? Que les cahiers soient propres et corrigés ? Que les élèves possèdent de solides connaissances ? Solides ? Nos intellectuels vont s’empresser de vous prouver que c’est une notion qui ne repose sur rien, un non-sens. Et entre nous… à quoi ça va bien pouvoir leur servir pour pointer au chômage ?
    J’observe que toutes les réformes qui se succèdent et les instructions qui en découlent partent de deux principes implicites simples, et il faut le croire évidents pour nos théoriciens, posés en postulat et à mon sens totalement erronés :
    Primo, les élèves, pardon, les apprenants, sont tous d’une intelligence égale. On ne va pas conférer pendant des heures sur la subjectivité de l’intelligence, qui je le conçois, peut revêtir des formes très différentes et parfois pas du tout scolaires. Néanmoins, ma quarantaine d’années de manches retroussées devant le fourneau ont réussi à me convaincre d’une chose : un croûton reste toujours un croûton, quoi qu’on fasse et à quelque sauce qu’on veuille l’accommoder.
    Secundo, tous les élèves ont envie de travailler pour réussir. Macache ! De moins en moins vrai… Ancrés eux aussi dans une forme de toute-puissance, nos chérubins sont tellement sollicités par la facilité que leur procurent les écrans en tout genre qui meublent notre univers numérique que pour un certain nombre le sens de la rigueur et le goût du travail sont des notions inconnues. Prendre un livre ? Faire travailler son imagination ? Mais vous n’y songez pas, alors qu’il est si facile d’appuyer sur une télécommande !
    Les instructions établies par ces messieurs du ministère semblent couler de source : il n’en est rien. D’entrée, les dés sont pipés, car tout ce qui est issu de ces généreuses idées — novatrices, car il faut nécessairement qu’elles le soient… — est bel et bien basé sur ces deux principes. Ils sont le fruit d’idéalistes convaincus, d’angélistes rêveurs qui baignent dans les satisfecit qu’ils s’auto-décernent, avec la bouche en cul de poule et gloussements ad hoc. L’enfant est naturellement bon, travailleur et discipliné. Cela posé, on construit sur du solide ! Grâce à des raisonnements pointilleux et d’un rigorisme à toute épreuve, on crée des cycles d’apprentissages où le pauvre enseignant est censé se fractionner afin que l’apprenant féru d’apprendre — comme il va de soi — ait la capacité de progresser à son rythme. Ben, voyons ! Quid des leçons, des progressions établies pour qu’une majorité puisse y trouver son compte ? Foutaise : chacun à sa mesure… Quelle aberration ! On décortique les soi-disant résultats de l’élève, on les soupèse, on les découpe en tranches, on les met dans des grilles et on les réduit à l’état de produits manufacturés, comme si l’on avait besoin de normes ISO !
    Et on a la prétention d’affirmer que certaines notions sont acquises quand d’autres ne sont qu’en voie d’acquisition. Alors, on établit une remédiation ciblée. Oui, parce que forcément, tout ne peut pas aller si mal et le cancre absolu n’existe pas ; il n’est que le fruit de l’imagination — du délire, devrais-je dire — de quelques arriérés mentaux.
    Du reste, comment voulez-vous que dans un tel fatras la discipline ne s’en ressente pas ? Ce qui engendre un déni de l’autorité, les enseignants ne possédant plus l’arsenal nécessaire à la réprimande.
    Le redoublement, ça n’était sûrement pas la panacée. Ou plutôt ça ne l’était qu’avec les enfants volontaires et par conséquent travailleurs qui se trouvent dans une dynamique ascendante, bien qu’encore insuffisante au regard des exigences de fin d’année. Un redoublement, ça se mérite. Mais depuis quelques années, comme on le fait par ailleurs, les budgets se restreignant comme peau de chagrin, on s’est vite aperçu par extrapolation du coût exorbitant que cela représentait pour la société : sur des centaines de milliers d’élèves quelques dizaines de milliers de redoublants et ce sont en proportion autant de postes d’enseignants à pourvoir.
    Alors, une fois de plus, nos énarques, légitimés par la clique des psys de toute nature, ont décrété d’une façon péremptoire autant que définitive qu’un redoublement ne servait à rien, affirmation reprise en chœur par les médias. Vous pensez que nos chers politiques ont sauté sur l’occasion et s’en sont fait l’écho : bien pratique en ces temps de récession ! De mauvaises langues objecteront qu’il s’agit là de politique à courte vue et que ce que la société perd dans un premier temps, elle pourrait accessoirement le rentabiliser à terme ? Peine perdue !
    Ce non-redoublement systématique engendre pour les élèves qui auraient eu la chance de se remettre à flot la faillite quasi définitive de leurs espoirs. Un boulet de plus en plus lourd à traîner : lorsque les bases ne sont pas acquises, tôt ou tard tout finit par s’effondrer.
    Du coup, le niveau ne cesse de dégringoler. Tout le monde sait que ce que j’affirme là est erroné, mais il me plaît quand même de le crier haut et fort, allant en cela à l’encontre de la plupart des études sérieuses dont certaines auraient même tendance à prouver le contraire ! Le temps de présence en classe n’a cessé de diminuer depuis les années soixante et les disciplines fondamentales ont été rognées au profit d’activités subalternes ; en outre, une bonne partie de ce temps-là est diluée dans des problèmes d’autorité et d’obéissance aux règles de vie. Au bout trente années passées au même niveau, j’ai été contraint de réduire de moitié le contenu des matières que j’enseignais : malgré ça, un nombre croissant d’élèves ne suivaient pas !
    La réalité, c’est que nos gouvernants successifs ont engendré un holocauste intellectuel qui, à terme, ne peut que peser sur les performances du pays. Des intellectuels de pacotille se sont penchés et se penchent encore sur notre école moribonde, rejetant toute connaissance avérée et la reléguant aux oubliettes sous prétexte de ringardise et d’inutilité.
    Il est vrai que je ne suis qu’un écervelé ! J’avais oublié que depuis quelques années, nous avons affaire à des génies en herbe : témoin l’opération « la main à la pâte » initiée par Georges Charpak, prix Nobel de physique. Encore une hérésie du système français qui se glorifie de ses élites, furent-elles prodigieuses en certains domaines. Comme si, par une sorte d’osmose, un physicien des particules devait nécessairement être fin pédagogue ! Et voilà que happé par le tourbillon franchouillard qui auréole nos célébrités, voilà qu’on nous ressert à peine réchauffée, la démarche des activités dites d’éveil, où nos chers apprenants avec un sens inné du raisonnement et de la déduction, vont en quelques minutes, réécrire l’histoire des plus grandes inventions de l’humanité et bien sûr sans aucune connaissance préalable ! C’est qu’on n’a peur de rien et surtout pas du ridicule !
    Réfléchissons deux minutes… L’invention de la roue et du chariot est datée d’environ 3000 ans av. J.-C. S’est-on seulement posé cette question : combien de centaines de générations d’homo sapiens ont-elles été nécessaires à travers l’Antiquité pour qu’un jour quelque architecte, un savant ou simplement un homme du peuple ait eu l’intuition de la considérable économie d’efforts que l’on pouvait réaliser ne fût-ce qu’à l’aide de rondins pour transporter un bloc de pierre ? Des civilisations entières se sont succédé sans qu’un seul homme ait eu l’idée de cette pratique qui paraît à nos yeux l’évidence même. Nos ancêtres étaient-ils à ce point idiots ? Homo sapiens cretinus ? Imaginez les millions de blocs de pierre transportés pour l’édification des pyramides d’Égypte, les mégalithes de Stonehenge amenés sur des centaines de kilomètres… Si le principe du chariot avait existé, quel gain de temps et d’énergie ! Bref. Ces chers rejetons, Sherlock Holmes en puissance, par une logique implacable et grâce à l’émulation et au travail de groupe, vont donc reconstituer la démarche et le raisonnement empruntés jadis par les plus grands savants. Quelle naïveté que de croire une chose pareille et surtout quelle fatuité que de le laisser croire !
    Idem pour ce qu’on appelait il y a encore peu « travail manuel » et qu’on a rebaptisé de ce sublime vocable « arts plastiques ou visuels », ce qui sous-entend que non contents d’être des petits génies, nos loupiots sont aussi des artistes. Et dire que certains s’inquiètent pour l’avenir de notre pays !
    Comme on le voit, on est perpétuellement dans la démesure ; ce qui est plus grave, c’est que le mensonge est depuis tant d’années si présent à travers l’institution qu’on finit par l’accepter comme inexorable.
    Par définition, nos penseurs estiment donc que tout est inné chez l’enfant : la connaissance, le raisonnement, l’art… C’est le sens profond des prérogatives ministérielles moult fois remodelées, mais toujours posées sur des bases incontournables. On se demanderait presque à quoi servent les enseignants, sinon peut-être à rediriger quelques jeunes pousses qui auraient une propension à pousser de manière anarchique.
    Qu’une partie des élèves en fin de scolarité n’ait jamais entendu parler de Louis XIV ou de Napoléon, ce n’est pas si grave… Qu’ils ne sachent pas non plus que le XXe siècle ait été traversé par les deux les Guerres mondiales, peu importe : ils apprennent l’histoire de l’art, laquelle s’appuie sur des notions infiniment plus complexes. Comment expliquer l’évolution de la peinture à la Renaissance si des jalons n’ont pas été posés et acquis en amont ? Comme pour le reste, rien ne change : on bâtit sur du sable…
    Pour boucler la boucle et en revenir à nos chers énarques, je ne peux résister à la tentation de citer le regretté Jean Amadou — chansonnier par excellence s’il en fut onc — qui dans une chronique à Europe 1 au début de ce siècle proposait au ministre de l’Éducation de regrouper tous les énarques sous son autorité dans un navire, puis de couler ledit navire au beau milieu de l’Atlantique.
    — Mais quelle horreur ! il s’agirait d’un crime !
    — Pas du tout. Ce serait une éradication de vertébrés bipèdes à tendance schizophrénique par immersion prolongée dans un liquide à haute teneur en sodium…

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