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À la boulangerie, au beau milieu de l’affluence consécutive au sortir
de la messe, il croisa la mère Simon. Toujours vêtue de noir, mais tout
endimanchée pour la circonstance, elle le surprit par cet accoutrement
singulier qui tranchait de son habituel tablier de labeur. Sans doute
devait-il en être ainsi lors des grandes occasions — la messe en était
une ! — sinon qu’auparavant, il n’y prêtait guère attention.
Surmontée d’un chapeau à l’ancienne où deux roses mauves se disputaient
la place, elle tenait au bras non plus son large cabas, mais un sac à
main au fermoir doré, ce qui n’enlevait rien à sa dignité. Tout de
suite, elle l’avait reconnu. Prenant mille précautions pour ne point
enfariner ses habits de la tourte encore tiède, il la salua d’un franc
sourire et s’apprêtait à poursuivre son chemin quand il s’aperçut
qu’elle désirait lui parler.
— Eh bien, mon grand, tu ne veux pas t’arrêter aujourd’hui ?
— Oh, pardon madame…
— Tu as cinq minutes ? J’aimerais que tu passes à la maison. J’ai quelque chose pour toi.
— Pour moi ?
Elle avait formulé sa demande sur un ton si décidé que
Pierre n’osa répliquer. Passé la surprise qui devait se lire sur son
visage, il reprit un semblant de convenance, et d’un air entendu,
patienta le temps de ranger le pain dans une des sacoches du
porte-bagages…
À l’intérieur, rien n’avait changé. Ouvrant un œil, le toutou
qui somnolait près du poêle vint l’accueillir par des jappements et de
petits sauts.
— Ce n’est pas souvent que j’ai un visiteur le dimanche ! Attends-moi, je reviens de suite.
Il sentit une hésitation et se contenta de sourire, toujours perplexe. Quelque chose pour lui…
Le balancier oscillait en sa pulsation régulière.
Régulière ? Alors que Pierre demeurait debout dans le calme secret
de la pièce, il lui parut tout à coup ralentir son battement ou
l’accélérer selon l’enchaînement de ses pensées. Le tic-tac mesurait
son émotion et sans savoir pourquoi, au rythme des secondes écoulées,
une sourde appréhension l’envahissait. La photo du buffet… Comme il
avait l’air grave, à présent, ce lointain compagnon de silence que
berçait doucement la pendule !
Le grincement d’une porte qu’on refermait. Un trot furtif
dans le couloir. La mère Simon se trouvait là, lui tendant une petite
boîte à bijoux qu’elle entrouvrit avec ménagement.
— Tiens, c’est pour toi, mon grand.
Son premier mouvement fut de refuser. Mais très
vite, il comprit qu’il ne pouvait pas, qu’il ne devait pas. Un chaînon
qui reliait hier à aujourd’hui ; une chaîne plutôt, avec l’ovale
d’une médaille.
Alors, la pendule s’arrêta : le temps s’était
cristallisé. Le choc de l’inattendu. Un instant pathétique, mais d’une
force inouïe qui confinait au sublime.
— Je suis bien âgée, maintenant. Mon Jeannot, tout
le monde l’a oublié. Toi, tu me l’as fait revivre. C’était sa médaille
de communion. Regarde, là, sur la photo…
Un saisissement le bouleversait, paralysait ses facultés. Ses
yeux s’embuèrent qu’il ne tenta même pas d’essuyer. Elle, au contraire,
ne pleurait pas ; sereine, elle arborait la même détermination. Il
réussit péniblement à articuler :
— Mais… pourquoi moi ?
— Tu es un bon garçon. Prends ce Saint-Christophe,
il te protégera. Il t’aidera à surmonter les moments difficiles. S’il
l’avait eu sur lui, ce jour-là… Garde-le jusqu’au jour où tu
pourras le mettre sans qu’on te pose de questions. Ne le fais pas pour
moi, fais-le pour lui…
Sans aucun concours actif de sa volonté, il devenait
le dépositaire d’une parcelle d’infini, nouveau point d’ancrage de ce
destin qu’il avait tant de mal à apprivoiser. Pour la mère Simon, il
symbolisait la continuité, l’ultime survivance avant qu’à jamais ne fût
fermée la crypte obscure de l’oubli.
Il prit la médaille au creux de sa main. Elle était lourde d’émotion. Sûrement en or. Mais qu’importait ?
Puis, la retournant, il découvrit les deux initiales entrelacées…
[…]