L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore

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Extrait 15

[…] À la boulangerie, au beau milieu de l’affluence consécutive au sortir de la messe, il croisa la mère Simon. Toujours vêtue de noir, mais tout endimanchée pour la circonstance, elle le surprit par cet accoutrement singulier qui tranchait de son habituel tablier de labeur. Sans doute devait-il en être ainsi lors des grandes occasions — la messe en était une ! — sinon qu’auparavant, il n’y prêtait guère attention. Surmontée d’un chapeau à l’ancienne où deux roses mauves se disputaient la place, elle tenait au bras non plus son large cabas, mais un sac à main au fermoir doré, ce qui n’enlevait rien à sa dignité. Tout de suite, elle l’avait reconnu. Prenant mille précautions pour ne point enfariner ses habits de la tourte encore tiède, il la salua d’un franc sourire et s’apprêtait à poursuivre son chemin quand il s’aperçut qu’elle désirait lui parler.
    — Eh bien, mon grand, tu ne veux pas t’arrêter aujourd’hui ?
    — Oh, pardon madame…
    — Tu as cinq minutes ? J’aimerais que tu passes à la maison. J’ai quelque chose pour toi.
    — Pour moi ?
   Elle avait formulé sa demande sur un ton si décidé que Pierre n’osa répliquer. Passé la surprise qui devait se lire sur son visage, il reprit un semblant de convenance, et d’un air entendu, patienta le temps de ranger le pain dans une des sacoches du porte-bagages…
  À l’intérieur, rien n’avait changé. Ouvrant un œil, le toutou qui somnolait près du poêle vint l’accueillir par des jappements et de petits sauts.
    — Ce n’est pas souvent que j’ai un visiteur le dimanche ! Attends-moi, je reviens de suite.
    Il sentit une hésitation et se contenta de sourire, toujours perplexe. Quelque chose pour lui…
   Le balancier oscillait en sa pulsation régulière. Régulière ? Alors que Pierre demeurait debout dans le calme secret de la pièce, il lui parut tout à coup ralentir son battement ou l’accélérer selon l’enchaînement de ses pensées. Le tic-tac mesurait son émotion et sans savoir pourquoi, au rythme des secondes écoulées, une sourde appréhension l’envahissait. La photo du buffet… Comme il avait l’air grave, à présent, ce lointain compagnon de silence que berçait doucement la pendule !
   Le grincement d’une porte qu’on refermait. Un trot furtif dans le couloir. La mère Simon se trouvait là, lui tendant une petite boîte à bijoux qu’elle entrouvrit avec ménagement.
    — Tiens, c’est pour toi, mon grand.
    Son premier mouvement fut de refuser. Mais très vite, il comprit qu’il ne pouvait pas, qu’il ne devait pas. Un chaînon qui reliait hier à aujourd’hui ; une chaîne plutôt, avec l’ovale d’une médaille.
    Alors, la pendule s’arrêta : le temps s’était cristallisé. Le choc de l’inattendu. Un instant pathétique, mais d’une force inouïe qui confinait au sublime.
    — Je suis bien âgée, maintenant. Mon Jeannot, tout le monde l’a oublié. Toi, tu me l’as fait revivre. C’était sa médaille de communion. Regarde, là, sur la photo…
  Un saisissement le bouleversait, paralysait ses facultés. Ses yeux s’embuèrent qu’il ne tenta même pas d’essuyer. Elle, au contraire, ne pleurait pas ; sereine, elle arborait la même détermination. Il réussit péniblement à articuler :
    — Mais… pourquoi moi ?
    — Tu es un bon garçon. Prends ce Saint-Christophe, il te protégera. Il t’aidera à surmonter les moments difficiles. S’il l’avait eu sur lui, ce jour-là…  Garde-le jusqu’au jour où tu pourras le mettre sans qu’on te pose de questions. Ne le fais pas pour moi, fais-le pour lui…
    Sans aucun concours actif de sa volonté, il devenait le dépositaire d’une parcelle d’infini, nouveau point d’ancrage de ce destin qu’il avait tant de mal à apprivoiser. Pour la mère Simon, il symbolisait la continuité, l’ultime survivance avant qu’à jamais ne fût fermée la crypte obscure de l’oubli.
   Il prit la médaille au creux de sa main. Elle était lourde d’émotion. Sûrement en or. Mais qu’importait ?
    Puis, la retournant, il découvrit les deux initiales entrelacées…
 […]

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