GRENORD : LE PRIX COGNACQ-JAY 1922

Famille Lafont

C'est en 1922 que la famille Lafont, du Figuier de Grenord , commune de Chabanais, reçut le prix Cognacq-Jay.
Ce prix , décerné à partir de 1920, récompensait les plus belles et les plus méritantes familles de France.
C'est l'Académie Française qui était chargée d'attribuer une dotation de 25 000 francs ( l'équivalent de 26 460 € actuels) dans chaque département, à une famille de plus de neuf enfants, particulièrement méritante.
Les généreux donateurs étaient Ernest Cognacq (1839-1928) et son épouse, Marie-Louise Jay (1838-1925), les fondateurs des grands magasins parisiens de « La Samaritaine », qui n'ayant pas eu d'enfants et ayant amassé une fortune considérable, avaient décidé au soir de leur vie, d'apporter une aide financière aux familles nombreuses sans grandes ressources.
François Lafont, le père de famille, métayer au Figuier, était né en 1879 et avait épousé en 1902, à Saint-Quentin, Marie Soulat, alors âgée de 19 ans.
De ce mariage naquirent 16 enfants, dont 13 étaient encore vivants en 1922 ( voir la photo prise par M. Delage, horloger-photographe à Chabanais, lors de la remise du prix) : Marie, Julien, Henri, Pierre, Louise, Louis, Jeanne, Joseph, Marcel, Léonie, André, Adèle, et René, né en 1920.
Hélas, la mère, Marie Lafont, devait décéder en 1925, âgée seulement de 42 ans, laissant beaucoup d'enfants encore en bas- âge à élever. C'est la sœur aînée, Marie, âgée de 22 ans, qui remplaça la mère disparue et se sacrifia pour ses frères et sœurs en demeurant célibataire.
Ajoutons qu'une des filles, Jeanne, épouse Gracieux, d'Exideuil, atteignit l'âge respectable de 100 ans et que André, dit Emile ou Milou, vit toujours à Limoges, âgé de 98 ans.
Cette famille est restée très unie et les petits-enfants ou arrière-petits-enfants vont souvent en « pèlerinage » au Figuier où la vieille maison des Lafont menace ruine.
 
Mais revenons aux époux Cognacq-Jay dont la vie et l'œuvre méritent d'être rappelées.


Ernest Cognacq

Ernest Cognacq est un Charentais, né le 2 octobre 1839 à Saint-Martin -de- Ré, dans une famille modeste. Orphelin de père à 12 ans, il est employé dans des boutiques de « nouveautés » à Rochefort et à La Rochelle, avant de « monter » à Paris, à l'âge de 15 ans, pour travailler aux magasins du Louvre, puis « à la Belle Héloïse » où il rencontre sa future femme, Marie-Louise Jay, employée comme lui dans ce magasin.



Marie-Louise Jay


Un temps camelot sous une arche du Pont-Neuf, à l'abri d'un grand parapluie, il fonde dans ce même quartier, rue de la Monnaie, peu avant la guerre de 70, un petit magasin dans un local loué à la semaine, qu'il baptise « La Samaritaine », du nom d'une fontaine proche. En 1871, il a déjà deux employés et en 1872 il épouse Marie-Louise Jay qui était devenue première vendeuse au « Bon Marché » et qui lui apporte une dot de 20 000 francs.
C'est très vite un succès foudroyant pour ce petit magasin qui va devenir grand : dès 1875, le chiffre d'affaires s'élève à 800 000 francs. Il passe à 6 millions en 1882, 50 millions en 1898, plus de un milliard en 1925 ! Les locaux s'agrandissent en même temps : quatre vastes magasins de 48 000 m2 au total sont construits côte à côte, rue de Rivoli, en bordure de Seine, près du Pont- Neuf, dans le style « art nouveau » puis « art déco ». Les employés passent de deux à 8000 !
 
Ernest et Marie-Louise structurent leurs magasins en rayons autonomes, sous l'autorité d'un responsable, inaugurent une politique de faibles marges, développent la vente à crédit aux mêmes prix que les achats au comptant, ce qui n'était pas la règle ailleurs. Mais ils s'inspirent aussi des pratiques commerciales de leur concurrent, «  le Bon Marché » d'Aristide Boucicaut. Ainsi, ils instaurent des périodes de promotions pour certains produits. Ils lancent un rayon spécialisé dans la photographie d'enfants, y compris à domicile. A partir d'un grand entrepôt situé quai des Célestins à Paris, fonctionne un important service de vente par correspondance et de livraisons à domicile, par chemin de fer et par bateau au départ de Marseille pour l'outre-mer. Le couple confectionne méticuleusement un fichier de clients pour leur expédier un catalogue des produits de La Samaritaine. Ils installent également un grand atelier de confection de vêtements pour hommes où travaillent près de 500 ouvrières, afin de produire à coûts moins élevés. Les clients pourront essayer les vêtements, échanger la marchandise défectueuse. Des ristournes importantes, de l'ordre de 15%, sont accordées aux employés de La Samaritaine.
Marie-Louise et Ernest Cognacq exigent du personnel un parfait professionnalisme et une tenue impeccable. Un carnet remis à chaque employé précise ses obligations. Est obligatoire, pour les hommes, le port de « vêtements de nuance foncée ; pas de cols mous ni de chemises de couleur. Les chaussures sont noires ». Le personnel féminin doit revêtir des lainages discrets. Le noir et le blanc sont les seules couleurs admises. Surveillant les étalages, des inspecteurs veillent à la politesse des employés à l'égard des clients et à leur tenue : « pas de mains dans les poches ni de jambes croisées ». Les Cognacq-Jay imposent en effet à leurs vendeurs une courtoisie sans failles. Ils sont persuadés que si les clients sont bien reçus, s'ils sont satisfaits de l'accueil, ils reviendront à La Samaritaine. Les instructions précisent aussi à chaque vendeur qu'il « ne doit sous aucun prétexte » quitter une cliente avant de « s'assurer qu'un autre employé s'occupe d'elle ». La discipline est sévère, les écarts ne sont guère tolérés. Pendant le travail, les employés ne doivent pas bavarder entre eux, si ce n'est pour les nécessités du service. Naturellement, les absences sans motif ou répétées ne sont pas acceptées.
Marie-Louise et Ernest Cognacq règnent, dirigent, ordonnent, veillent et surveillent en permanence. Pour eux, la vie, c'est d'abord et presque exclusivement, le travail. Pendant que l'un prend ses repas, l'autre assure une présence visible de tous. La Samaritaine est leur revanche sur la vie et sur leurs débuts difficiles. C'est l'enfant qu'ils n'ont pu avoir, sur lequel ils veillent jalousement et sans partage, attentifs à sa croissance.
Il n'est pas bon, dans ces conditions, de contester l'organisation ou les méthodes, ni de critiquer la discipline. Lorsqu'un salarié affiche trop ouvertement une appartenance syndicale, il est vite repéré et, s'il persiste, tout est mis en œuvre pour qu'il quitte l'entreprise. Tout employé à La Samaritaine a quinze jours de congés par an. Les Cognacq-Jay, à l'instar des Boucicaut du « Bon Marché », instituent l'intéressement aux bénéfices. En plus de leur salaire, les employés perçoivent un pourcentage sur le chiffre d'affaires réalisé dans leur rayon.
Ces méthodes commerciales et cette politique sociale étonnamment modernes pour l'époque, assorties de « réclames » sur les murs de la capitale proclamant « On trouve tout à La Samaritaine », expliquent l'extraordinaire réussite de ce self made man, très bien secondé par son épouse, par ailleurs homme affable, bienveillant, simple, paternaliste et gros travailleur. Ses employés le surnommaient affectueusement « le père Laborem », par référence à la devise latine du magasin : « per laborem » (par le travail) ! Il aurait pu inspirer Zola pour son roman « Au Bonheur des Dames », comme l'avait fait Aristide Boucicaut, fondateur du « Bon Marché ».
Ernest Cognacq ressemble aussi, par certains côtés, aux milliardaires américains de son temps, par sa philanthropie et son mécénat. Comme Rockefeller ou Carnegie, il va consacrer une partie de sa fortune à faire le bien autour de lui, dans son entreprise, sa ville et son pays, mais aussi à collectionner les œuvres d'art.
Le 16 juillet 1914, La Samaritaine est constituée en société en commandite par actions. 65% des bénéfices seront redistribués chaque année. Les Cognacq-Jay cèdent la moitié du capital aux salariés (lorsqu'un salarié décède, ses actions doivent obligatoirement être rachetées par un autre employé) et l'autre moitié à la Fondation qu'ils créent en 1916, avec une dotation de 40 millions de francs pour financer de nombreuses œuvres sociales dont certaines existent encore aujourd'hui, cent ans après.
La Fondation Cognacq-Jay a pour mission de faire fonctionner une maternité, une maison de retraite, un « pouponnat » prenant en charge 40 enfants d'employés jusqu'à l'âge de 5 ans, un orphelinat pour 50 enfants, une maison de repos et de cure en montagne, deux ensembles immobiliers de 236 et 300 logements bon marché pour familles nombreuses, des colonies de vacances à la mer et à la montagne pour les enfants du personnel,etc.
Des allocations sont accordées aux familles dont un seul des parents travaille à La Samaritaine. Elles varient en fonction du nombre d'enfants à charge. Des indemnités de maladie sont versées aux employés non assurés. Le prix Cognacq-Jay a été créé grâce à un don de 20 000 francs- or à l'Institut de France, destiné aux familles nombreuses dans chaque département.
Entre 1900 et 1925, Ernest Cognacq et Marie-Louise Jay réunirent une importante collection d'œuvres d'art du XVIIIè siècle ( tableaux de Fragonard, Boucher, Canaletto, Watteau, meubles, objets d'art) destinée à être exposée dans leur magasin La Samaritaine de luxe, ouvert en 1917.
En 1928, cette collection fut donnée à la ville de Paris et devint le musée Cognacq-Jay, installé en 1929 dans un immeuble du 25 boulevard des Capucines, mitoyen de La Samaritaine de luxe. En 1986, il fut décidé de transférer ce musée dans l'hôtel Donon, situé 8 rue Elzévir, dans le 3è arrondissement, où il rouvrit ses portes en 1990. C'est un des grands musées de la ville de Paris.
En 1906, Ernest Cognacq racheta les collections d'un érudit local, Théodore Phelippot, pour les offrir à sa commune natale de Saint-Martin-de-Ré, où elles formèrent le fonds du musée municipal Ernest Cognacq. Exposées à l'époque dans l'hôtel des Cadets-Gentilshommes ( le bâtiment de l'actuelle poste et mairie), les collections sont aujourd'hui présentées dans l'hôtel de Clerjotte.
Après la mort d'Ernest en 1928 ( Marie-Louise était morte en 1925), La Samaritaine, gérée par un neveu puis par des amis de la famille, déclina doucement, n'ayant pas su se moderniser face à des concurrents comme le Printemps ou les Galeries- Lafayette. Rachetée par le groupe LVMH en 2001, la vieille Samaritaine ferma définitivement ses portes en 2005. Des projets pour la transformer en bureaux et logements, mais qui auraient détruit en partie ces bâtiments classés « Monuments historiques », ont été rejetés en 2015.

Aujourd'hui, en 2016, le souvenir des Cognacq-Jay se perpétue par les musées qui portent leur nom, par une rue de Paris dans le 7è arrondissement où les studios de la première chaîne de télévision étaient installés jusqu'en 1992 ( « Ă vous Cognacq-Jay !», disait Léon Zitrone), par la Fondation qui existe toujours et par le prix Cognacq-Jay, toujours décerné, mais à des familles de « seulement » plus de 4 enfants, car les familles de 13 enfants, comme la famille Lafont en 1922, se font rares !


© André Berland (2016)



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